Le hameau de Mirbel, à deux kilomètres à l’ouest de Longnes est plutôt coquet, dans un environnement somme toute avenant en ce 8 juin ensoleillé, même si nous sommes au milieu des grandes cultures céréalières du plateau du Drouais. Au bout de la courte rue des Merisiers, Thierry Legris nous attend dans son vaste hangar, propre et ordonné. Nous sommes treize à avoir fait le déplacement.
Thierry est agriculteur bio, céréalier et un peu plus que cela. Il s’est installé en 1989 et apparemment il assume bien d’être la troisième génération des Legris en ces lieux. Le grand-père, arrivant de sa Bretagne y a posé bagages et outils en 1933. En 1958, c’est le père de Thierry qui reprend la ferme. La révolution agricole n’en est qu’à ses débuts, la rationalité technocratique et sa manie de la spécialisation n’a pas encore fait son œuvre, la ferme est en polyculture élevage-lait. Mais au fil du temps, le lait se vend de moins en moins bien pour finir par n’être plus collecté, restent les vaches allaitantes, jusqu’à ce que, début des années quatre-vingt-dix, malgré l’attachement de M. Legris père à ses bêtes, l’élevage ne prenne fin.
Aujourd’hui Thierry dirige seul sa ferme de 145 hectares mais a un salarié à temps partiel et entretient une solide coopération avec un autre agriculteur bio. Sa conversion a débuté pour de bon en 2001. Le doute quant aux méthodes de l’agriculture conventionnelle avait commencé à s’installer, nous dit-il, lorsqu’il s’était vu successivement prescrire par le spécialiste de la coopérative sur une culture de pois l’application d’une molécule pour faire croître la plante puis un raccourcisseur pour la limiter. Il commence alors à prendre ses distances avec « la chimie » – les diverses applications de produits de synthèse dont le spécialiste, tel le médecin, lui prépare « l’ordonnance » – et se fait à l’idée de quitter le « club des cent quintaux », soit le peloton de tête des céréaliers (100 q de blé à l’hectare). Et puis au début des années 2000, le prix des céréales baisse et celui des intrants (produits et matériels nécessaires aux cultures) augmente. Et puis encore il y a le voisin qui est en bio « un vrai paysan » dit Thierry, où il faut entendre une réelle estime (à l’opposé de ce que pourrait entendre le citadin goguenard et ignorant des choses de la terre). Et « son maïs est beau. »
Thierry commence avec 27 ha la première année, 77 la deuxième pour arriver à la totalité en 2007. Auparavant il lui a fallu s’entendre avec son voisin resté en conventionnel afin d’échanger des parcelles et constituer un ensemble de parcelles regroupées, condition indispensable pour faire cohabiter les deux systèmes de culture. Quand on part en bio, dit-il, on reprend les bouquins, notamment pour faire une rotation agronomique et équilibrée. Il y parvient avec 1/3 de plantes légumineuses, luzerne, pois, féveroles, lentilles, 1/3 de blé panifiable, 1/3 de céréales secondaires, maïs, avoine, orge de printemps.
Pour la semence de son blé, il se sert d’une partie de sa récolte mais pour une part seulement de ses besoins car le blé ressemé a tendance à dégénérer et s’affaiblir et risque de ne pas résister à des agressions telles que la carie du blé (développement d’un champignon dans le grain). Il mélange dans ses parcelles trois variétés de blé assez rustiques. Cela permet d’avoir des champs résistant mieux à la propagation des maladies ou des ravageurs, qui se heurtent à la diversité des plantes.
Depuis trois ans, Thierry produit des lentilles et des potimarrons, ceux-ci sur 1,10 ha l’année dernière, 2,5 ha cette année. Il est parti d’emblée sur le principe d’une culture très mécanisée, avec les mêmes moyens qu’il utilise en grandes cultures. C’est ainsi qu’il utilise une bineuse (outil de désherbage mécanique monté à l’arrière du tracteur) avec un guidage par caméra très précis. Quant au tracteur, il est pourvu d’un guidage par GPS permettant, une fois fixés les points de départ et d’arrivée dans le champ un déplacement guidé avec une précision de trois à quatre centimètres et de dupliquer le parcours à chaque aller-retour, de même si le sillon est une courbe en S au lieu d’une ligne droite.
Les ravageurs, tels que les limaces sont un gros problème en conventionnel, beaucoup moins en bio, nous dit Thierry. Les limaces prolifèrent particulièrement à l’automne et le colza, qui ne fait pas partie des productions de la ferme, leur offre des conditions favorables. Le labour, à vingt cm, met les œufs en surface, ce qui les tue. Quant aux adventices (« les mauvaises herbes »), avec la rotation des cultures leur cycle est cassé, et le passage d’outils plus fréquent s’oppose à leur développement. Et puis il y a la résistance opposée par la plante elle-même : par exemple la barbe des blés à barbe s’oppose au développement des pucerons.
Le rendement du blé en bio est d’environ moitié de celui en conventionnel, soit trente à cinquante quintaux à l’hectare mais son prix est de 430 à 440 € / t contre 140 à 180 €/t en conventionnel. Mais si le blé est déclassé en fourrage, son prix tombe à 130 à 140 € / t.
L’engrais vert est utilisé, avec une couverture d’hiver en trèfle. La luzerne est la plante la plus enrichissante pour le sol, avec sa racine pivot pouvant descendre jusqu’à quatre-vingt cm mais elle ne peut être semée que tous les sept ans.
La rotation des cultures est une affaire sérieuse… et compliquée. Thierry dispose d’une application informatique mais il tient aussi sur papier tout l’historique de ses cultures, ce qui est indispensable, notamment pour le contrôle périodique de la certification.
La conversion s’étage sur trois années. La première, la production est considérée toujours en conventionnel, la deuxième, elle est considérée utilisable en bio pour l’alimentation animale sous réserve de ne rentrer que pour 30 % de l’ensemble, la troisième année, la production est considérée bio.
Tout cela, c’était pour la présentation en salle ou plutôt au hangar. Restait à voir ce qui se passe dans les champs.
A proximité immédiate du hangar se trouve un champ de potimarrons. Les lignes sont espacées d’un mètre, le semis est fait graine par graine tous les quinze cm par un semoir automatique. La caméra de guidage de la bineuse ayant du mal à reconnaître la ligne de potimarrons, une ligne de maïs est semée à cet effet, puis sacrifiée une fois les potimarrons suffisamment développés. La fumure, semblable à celle du maïs est constituée de fiente de volailles (bio bien sûr).
En nous rendant vers les autres champs, nous passons devant le poulailler de Marie Legris, fille de Thierry, qui nous fait l’honneur de nous présenter son installation tout ce qu’il y a de moderne. Ici, pas question de visite à l’intérieur : la règlementation draconienne en matière sanitaire ne le permet pas. Si les poules vaquent à leurs occupations de l’autre côté du grillage, dans leur vaste enclos en partie sous de grands arbres, les conditions d’accès excluent catégoriquement de passer dans « leur domaine ». Trois mille poules sont présentes, ce qui est, nous dit Marie le format le plus petit pour ce type d’installation, avec une production de deux mille à trois mille œufs par jour. Les poulettes viennent de Bretagne. Elles resteront un an, après quoi elles seront remplacées. Les nouvelles poulettes arriveront après un vide sanitaire d’un mois (minimum règlementaire de trois semaines), période fort occupée, là aussi en raison des prescriptions sanitaires. Notons que la fiente assure la fumure sur les installations du père mais est loin de suffire.
Et nous voilà sur le deuxième champ : pois fourrager et triticale. Le pois est destiné à la production de semences, le triticale – il s’agit d’une céréale rustique hybride blé et seigle – est là pour servir de tuteur au pois qui sans lui a tendance à s’affaisser sur lui-même ; il limite également le risque de propagation de la tordeuse, petit papillon dont la chenille s’en prend au pois dans sa gousse. La récolte est faite pois et grains de triticale mélangés, le semencier faisant ensuite le tri. La paille est selon le cas récoltée ou enfouie pour enrichir le sol.
Sur le troisième champ pousse le maïs semé à la mi-mai. Ici le binage doit intervenir le plus vite possible et au plus près du rayon (la ligne de plantes). La bineuse mentionnée plus haut y déploie toutes ses capacités.
Dans le quatrième champ pousse de la féverole, une légumineuse destinée à l’alimentation animale. Nous apprenons que le débouché est un peu limité par le fait que la féverole a un goût amer et doit être mélangée à d’autres plantes fourragères pour que le bétail la mange. Elle est semée avec le même semoir que le blé, en fermant un rayon sur deux. Au passage nous approchons quelques subtilités sur les contraintes de la commercialisation, par exemple que pour cette production, le poids aux mille grains doit être compris entre 300 et 600g.
Dans le cinquième champ pousse de l’avoine blanche destinée à la production de flocons. Là, le critère important est le poids spécifique de 52 kg aux 100 l au minimum.
Enfin, dans le dernier champ, des lentilles. Pour prévenir le risque que la plante reste collée au sol, l’agriculteur, ici, laisse pousser bien d’autres plantes qui la tiennent. Simple et efficace. Reste ensuite à limiter la croissance de celles-ci à l’écimeuse (qui coupe ce qui dépasse au-dessus du niveau choisi). Mais il y a aussi de la cameline semée comme tuteur. La lentille est mure fin juillet. Si nécessaire, un trieur optique élimine les quelques cailloux qui auraient pu se glisser dans la récolte.
Ainsi s’achève une visite riche de découvertes, à l’opposé des images peu attrayantes de l’agriculture industrielle à laquelle on associe, le plus souvent à juste titre, les productions céréalières. Et, chemin faisant on s’aperçoit, que quelque chose se passe, dans cette campagne qu’on aurait vite fait de voir irrémédiablement dominée par un modèle un rien désespérant. Et Thierry semble bien faire des émules autour de lui. En attestent les quatre à cinq visites qu’il reçoit chaque année de collègues désireux de suivre le même chemin.
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