C’était le 27 juin après midi, il faisait beau, un grand car flambant neuf parti de la Biocoop d’Epône une heure et quart plus tôt avec une vingtaine de personnes à bord atteignait Berville-la-Campagne et ses sentes étroites. Contrairement à Bécon-les-Bruyères, Berville-la-Campagne est tout ce qu’il y a de plus conforme à ce que promet son nom. C’est de la vraie campagne normande, avec des haies, des arbres, des prairies, des champs, des maisons à pans de bois. Pour les tenants de l’approche géographique, disons que c’est à une petite vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau plein ouest d’Evreux.
C’est là que Monsieur Salazar a créé, dans la vieille ferme qu’il a achetée, son élevage de cinquante chèvres et sa fromagerie. Monsieur Salazar n’a pas d’origines paysannes, pas même rurales, mais c’est un passionné, cela se voit et s’entend. La basse Normandie compte vingt-cinq éleveurs de chèvres dont deux travaillent en bio. En bio, tout est plus compliqué, plus « pointu » techniquement, plus exigeant pour l’éleveur. Les animaux doivent, soit provenir d’une autre ferme bio, soit avoir passé six mois sur la ferme avant d’être intégrés à la production. Les multiples prescriptions du cahier des charges bio sont contrôlées par ECOCERT (deux à trois contrôles par an) auxquels se rajoutent les contrôles de la Direction Départementale des Services Vétérinaires (englobée maintenant dans la Direction Départementale de la Protection des Populations) qui, elle, veille au grain sur l’aspect sanitaire.
En juin, nous sommes en pleine période de lactation, période durant laquelle les mâles et les femelles sont séparés. Rappelons tout de même que, pour qu’une chèvre ait du lait, il faut qu’elle ait eu un chevreau (ou deux, ou plus). La période de reproduction est déclenchée par la baisse de la durée du jour, en gros de la fin de l’été à la fin de l’année, pour une mise bas au printemps. Seule une faible proportion des chevreaux peut être gardée par l’éleveur, les autres partent à l’abattoir, c’est la dure loi de la production laitière. La période de lactation est donc saisonnière. En élevage conventionnel, pour disposer de lait tout au long de l’année, les chèvres sont dessaisonnées, en jouant sur la lumière. Il faut dire que c’est plus facile qu’en bio: les chèvres sont élevées en milieu fermé, ne sortent jamais, ne voient pratiquement pas la lumière naturelle ; elles ne connaissent pas l’herbe, elles sont nourries avec des granulés à base de soja à la formulation très élaborée (tous les nutriments, compléments, sels minéraux nécessaires sont savamment dosés). Les chèvres en bio peuvent atteindre seize ans. Elles sont réformées au bout de quatre ans en conventionnel. Il faut dire que ces dernières produisent en moyenne six litres de lait par jour quand leurs congénères en bio en produisent deux.
Il existe un grand nombre de races de chèvres, mais les plus répandues sont la Poitevine, l’Alpine et la Saanen.
L’image facétieuse et sympathique de l’animal se trouve un peu écornée (sans jeu de mot) quand nous apprenons que le troupeau de chèvres, à la différence des moutons, est fortement hiérarchisé, ce qui provoque parfois des explications brutales entre individus, avec coups de cornes, blessures telles que pattes cassées, pis percés. Du coup, notre éleveur s’est résolu à procéder systématiquement dans les quinze jours après la naissance de ses bêtes au brûlage localisé des amorces de cornes afin que celles-ci ne se développent pas. Les pugilats sans les cornes, ça fait moins mal.
Si en élevage conventionnel, l’industrie fournit prêt à l’emploi l’essentiel de ce qui est nécessaire, l’élevage bio demande à l’éleveur beaucoup plus d’observation, de réflexion, d’initiatives pour s’adapter en permanence aux conditions de sa propre exploitation. C’est vrai en premier lieu pour la nourriture. Monsieur Salazar donne à ses chèvres, selon les périodes de l’année et les récoltes, outre l’herbe de ses prairies un mélange pois-triticale (le triticale est une céréale rustique hybride blé et seigle), de la luzerne, du foin de prairie, de la paille.
Enfin un petit tour à la fromagerie, tout à côté de la salle de traite. Ici, l’hygiène est une affaire sérieuse, il faut montrer patte blanche pour entrer, laisser ses chaussures à l’extérieur et s’équiper des chaussons prévus à cet effet. C’est simple en apparence : le fromage, c’est du lait, du ferment et de la présure…et puis laisser agir la flore qui se développe dans l’atmosphère (pénicillium et sa famille). Plus précisément, les étapes successives sont : caillage, moulage, égouttage, salage. Puis vient l’affinage, avec le temps et le savoir-faire du maître des lieux.
Nous avons aussi fait la connaissance des moutons Hampshire de Monsieur Salazar, soixante moutons plutôt de petite taille, râblés, avec des oreilles et un museau noirs qui leur donnent un petit air de koala. Une race rustique se contentant d’une végétation pauvre. Et, cerise sur le gâteau, nous avons pu les voir en situation, avec une démonstration spectaculaire de guidage de troupeau par l’un des chiens border collie de la ferme et son jeune berger.
Et puis nous sommes rentrés chez nous avec comme une grande envie de goûter ces fromages qui nous racontent désormais, en même temps qu’on les déguste, leur histoire.
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